D’une vulnérabilité qui n’ose dire son nom

JaMonym' · Feb 19, 2021

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Mon intervention dans un ensemble de textes portant sur la vulnérabilité est l’occasion pour moi de revenir sur des réflexions formulées il y a de cela presque une décennie. Il s’agissait alors de définir et de défier une nouvelle politique inquiétante de diabolisation des victimes aux États-Unis. Hier comme aujourd’hui, cette offensive contre les plus vulnérables a pris une forme discursive. Indépendamment de toute affiliation politique, ‘victime’ s’est imposé comme un terme méprisant servant à condamner les personnes en souffrance, sans égard pour leur condition. Ce verbicide a neutralisé une puissance langagière en mesure d’exprimer l’injustice. Bien des choses ont été écrites entretemps sur la ‘précarité’ et la ‘vulnérabilité’ ; pour sa part, la ‘victime’ demeure indicible.
2L’intérêt que suscite actuellement la vulnérabilité représente un élan encourageant, attaquant l’inégalité avec plus d’efficacité que ne le permettent des doctrines juridiques restrictives fonctionnant ex post. Plus qu’un statut ou une identité, la vulnérabilité désigne une condition ; elle autorise des changements fluides de degré ou de contexte. La vulnérabilité mobilise l’idiome du care (voire une éthique) pour suppléer celui du pouvoir ; elle met l’accent sur des temporalités fluctuantes et la pérennité de l’interdépendance. Notre vulnérabilité partagée s’origine dans notre réalité corporelle ; elle implique des points communs sans présupposer une stricte identité pour autant. Il se peut que le sujet vulnérable (entendu comme cadre conceptuel) soit plus puissant (capacious) que la victime. Mais est-ce pour autant une manière adéquate d’aborder la victimisation ? Théorisons-nous la vulnérabilité parce que nous focaliser ainsi sur une blessure possible permet d’écarter subtilement des inégalités effectives ? Se pourrait-il que le désir de traiter de potentialités — de la possibilité d’être blessé·e plutôt que de blessures avérées — soit un autre témoignage de notre ambivalence à l’égard des victimes et de la victimisation ?
3Élaborer de nouveaux cadres conceptuels implique de réévaluer et d’abandonner des formulations antérieures. Prenons l’exemple des récents travaux de Martha Fineman, laquelle se dispense d’user du terme ‘précarité’, jugé trop marqué par la douleur, la perte et la mort. Elle rejette également la ‘victimisation’ [2][2]ndt : le substantif « victimisation » (victimisation) est… comme relevant d’une approche antidiscriminatoire caractéristique des limites de l’État libéral, pour faire du sujet vulnérable une alternative plus prometteuse (Fineman 2008). Mettre la vulnérabilité au premier plan reporte l’attention vers les structures sociétales qui engendrent et nourrissent les inégalités ; cela assure en outre une posture plus réactive. Cependant, en explorant de nouveaux langages pour appréhender l’injustice, nous devons être attentifs à la façon dont certains termes peuvent devenir inutilisables dans la sphère publique. Au cours des trois dernières décennies, le langage de la victimisation s’est trouvé au cœur de féroces batailles menées sur le terrain de la politique identitaire ou de l’État-providence. Des termes alternatifs, tels que la vulnérabilité, sont susceptibles d’attirer la même violence discursive.
4Par conséquent, je me propose d’examiner dans cet article divers processus qui ont conformé notre conception actuelle de la victimisation ; il s’agit de retracer la trajectoire selon laquelle la condition de victime a été associée au blâme (blame) dans le discours politique états-unien. Bien que je me focalise sur les États-Unis, les pratiques discursives analysées sont au cœur de l’appareil conceptuel qui a permis au néolibéralisme de s’implanter dans toutes les démocraties occidentales. Le point de départ de ma généalogie est inattendu — il se situe non dans l’histoire de la New Right américaine, mais dans l’invention de la formule « blâmer la victime » (blaming the victim) par le sociologue progressiste William Ryan en vue de protéger les populations vulnérables. La trajectoire du nœud blâme/victime commence avant les guerres culturelles des années 1980 et 1990 ; il témoigne par ailleurs d’un intérêt croissant des sciences sociales pour les victimes. Cela m’amène à aborder la victimologie, une science apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et visant à prendre la mesure d’un phénomène de « catalysation victimaire » (victim precipitation) ; les travaux du psychologue Melvin Lerner, qui ont prouvé que certains individus blâment bel et bien la victime ; les mobilisations féministes à l’encontre du « blâme de la victime de viol », pour finir par l’émergence du Mouvement des droits des victimes (Victims’ Rights Movement). Je soutiens que le discours moderne sur la condition de victime associe maladroitement et amalgame en permanence les populations vulnérables et les victimes individuelles (d’un crime, le plus souvent).
5Retracer la généalogie du nœud victime/blâme montre aussi comment penser en termes de victimes suppose de plus en plus de se focaliser sur l’utilité du blâme, souvent au détriment des conséquences matérielles de la victimisation ou de son traitement. En redéfinissant le problème de la souffrance comme une question de blâme, nous restreignons la réparation à l’établissement d’une causalité. De telles inflexions sont problématiques ; elles supposent que le blâme pourrait être exercé une fois pour toutes, et constituer un état de fait hors du politique. Parce qu’elle substitue un cadre juridique ou moral au politique, la question n’est plus de savoir que faire, mais qui doit être blâmé. De plus, le blâme suppose une logique thérapeutique qui, tout en reconnaissant les dommages psychiques de l’injustice, a abouti à la pathologisation de la victime comme étant responsable de sa propre victimisation.
6La littérature philosophique et juridique sur la signification du « blâme » foisonne ; elle établit souvent des ponts avec les concepts de « culpabilité » (culpability ; guilt), de « causalité » (causality) et de « responsabilité » (accountability ; liability ; responsability) — cette dernière étant parfois qualifiée par des épithètes tels que « fonctionnelle », « causale » ou « morale » (voir par exemple Glover 1970 ; Sorabji 1980 ; Smiley 1992). J’emprunte à ces travaux la distinction suivante : contrairement aux assignations causales, le blâme implique un jugement de caractère. Au demeurant, mon but n’est pas de définir ce que le blâme signifie ; il vise à mettre au jour le travail rhétorique derrière l’expression « blâmer la victime » — comment chaque locuteur l’emploie, et pour quelle raison l’expression est retenue. Je préfère la généalogie à l’étymologie, pour analyser les chaînes associatives et les réseaux de signification que génère cette formule, ainsi que ses effets dépolitisants.

JaMonym' · Feb 19, 2021

L’invention d’une expression

7L’expression « blâmer la victime » est devenue d’usage courant suite à la publication d’un livre du sociologue William Ryan en 1971. Blaming the Victim portait alors un regard critique sur un ensemble d’études et de programmes conçus durant les années 1960 pour endiguer la pauvreté urbaine, le crime et la violence, et répondre aux explosions sociales qui atteignirent leur paroxysme avec les émeutes raciales de 1968. Parmi les cibles notables de Ryan figurait le rapport controversé intitulé The Negro Family : The Case for National Action, rédigé par Daniel Patrick Moynihan. Celui-ci établissait un lien de causalité entre la déliquescence supposée de la famille noire et la pauvreté de certaines zones urbaines en centre-ville. En guise de réponse, il proposait au gouvernement de corriger la pauvreté endémique en renforçant et en restructurant la famille noire. Ryan démontrait l’inexactitude des données et le caractère douteux des théories au fondement de telles analyses. Il pointait des facteurs vitaux souvent négligés — les plus significatifs étant des variables économiques (Ryan 1976 [1971], p. 36, 44, 63-88, 97-107, 140). Néanmoins, son souci principal était d’exposer et d’expliquer les motivations de telles déformations et de telles omissions. Avec un sens rhétorique certain, Ryan taxait Moynihan et d’autres réformateurs sociaux de « blâmeurs de victime », soutenant qu’ils collaboraient à l’oppression des pauvres en leur trouvant des défauts inhérents, alors même qu’ils ignoraient les forces sociales et économiques qui génèrent et perpétuent la pauvreté.
8Le livre de Ryan aborde le « blâme de la victime » comme une idéologie. S’appuyant sur la théorie de l’idéologie de Karl Mannheim et sur la critique de « l’idéologie de la pathologie sociale » formulée par Charles W. Mills, il identifie le blâme de la victime comme le résultat de « distorsions de la réalité, systématiquement motivées, mais non intentionnelles […] enracinées dans un intérêt de classe à préserver le statu quo » (Ryan 1976 [1971], p. 11 ; Mannheim 1936 ; Mills 1943). Négligeant le point de vue universaliste susceptible d’aboutir à la revendication d’une redistribution fondamentale du pouvoir et des ressources, les blâmeurs de victime désignent une pathologie culturelle quelconque comme source du problème, et son éradication comme remède-miracle.
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Les traitements sont invariablement conçus dans le but de retaper la victime, jamais dans celui de modifier les circonstances environnante.
(Ryan 1976 [1971], p. 25)
10Ryan dépeint le blâme de la victime comme une idéologie propre au libéralisme ; à la différence du racisme le plus cru, elle piège les personnes les mieux disposées à éprouver de la sympathie et à s’engager pour les défavorisés. Blâmer la victime offre un compromis ingénieux à la classe moyenne libérale : celle-ci peut préserver le système qui la favorise tout en semblant se préoccuper de ceux qui en font les frais (id., p. 161, 6-7, 23, 28, 304-306).
11La formule « blâmer la victime » transpire l’indignation. Son pouvoir rhétorique résulte de la juxtaposition de deux termes en apparence contradictoires — blâmer ce qui ne peut être blâmé. Couramment employée, rarement commentée, elle n’en demeure pas moins quelque peu déroutante. S’agit-il d’une idéologie, ainsi que le soutient Ryan ? Ou bien s’agit-il d’une activité ordinaire — la pratique du blâme —, comme le suggèrent la plupart de ses exemples ? La structure de l’expression accentue ces ambiguïtés : quel que soit le contexte, elle comprend un article défini (« la ») et se conjugue au singulier (« victime »).
12En premier lieu, il faut préciser que Ryan n’assimile pas la condition de victime à un manque de puissance d’agir, à l’inaction ou à la dépendance, contrairement à l’emploi péjoratif contemporain du terme, synonyme de passivité et d’incapacité. Ce sont des inégalités économiques et politiques d’ordre structurel qui caractérisent les « victimes » telles qu’il les entend, non de quelconques faiblesses de caractère.
13En second lieu, ce que Ryan entend par « blâme » est complexe. La philosophie morale distingue le blâme de l’assignation de causalité ou de responsabilité. Elle soutient que le blâme ponctue une séquence de jugements ; il implique une évaluation de la grandeur morale. Bien que le recours des sciences sociales à la thématique des pathologies culturelles (telles que la « culture de la pauvreté ») semble équivaloir à un tel jugement, Ryan soutient que l’identification de caractéristiques culturelles distinctives ne revient pas à « blâmer la victime » en tant que tel. Le blâme n’est effectif que lorsque de telles idées sont mobilisées pour expliquer certains « défauts » propres aux pauvres ou la pauvreté elle-même. En d’autres termes, « blâmer » dans « blâmer la victime » n’est pas condamner moralement, mais attribuer une cause. Celui (ou celle) qui blâme une victime a bel et bien pitié d’une personne vulnérable au vu des circonstances terribles qu’elle endure. Cependant, ces circonstances sont envisagées culturellement plutôt que matériellement. Les blâmeurs prétendent ressentir une grande sympathie envers les pauvres, des sentiments que Ryan considère comme « tout à fait authentiques » (Ryan 1976 [1971], p. 7-8). Ils ne les jugent pas, pas plus qu’ils ne les tiennent explicitement pour responsables de leur condition. Ils mobilisent des théories de la différence culturelle dans le but inverse — adoucir le jugement sur la complicité des victimes comme celle des blâmeurs dans le maintien de l’injustice sociale (id., p. 32-33, 44-54).
14Aux yeux de Ryan, le blâme de la victime ne se résume pas à une erreur d’attribution. Il est le fruit d’une lutte psychologique, schématiquement décrite en termes de « réconciliation subconsciente » d’intérêts antagonistes et de « besoins » humanitaires (id., p. 27). Le blâme de la victime relève d’une plus vaste structure idéologique, qui favorise et justifie des inégalités de classe ; il s’enracine par ailleurs dans un inconscient collectif. Le texte est parsemé d’indices laissant supposer que le blâme de la victime pourrait être un complexe psychologique, notamment en ceci qu’il implique des tendances et des déplacements aux conséquences imprévisibles. Il s’agirait de diagnostiquer des racines inconscientes, un désir ou un complexe, plutôt que d’en cerner les innombrables effets. Saisir, comprendre et porter ces désirs refoulés à la conscience collective (en appelant le désir par son nom) seraient les étapes essentielles à une saine résolution du conflit.
15Le choc induit par l’expression et les effets thérapeutiques qu’il génère ne résultent pas de la description adéquate d’une pratique spécifique, mais du fait de nommer les motivations et les sentiments inconscients du blâmeur. À l’occasion d’une conférence donnée à la fin des années 1990 lors d’un congrès annuel de l’Association américaine de psychologie, Ryan a appelé avec ferveur les psychologues à accepter leur rôle d’initiateurs du changement social. Il leur a proposé (peut-être de façon ironique) d’inclure « l’idéologie-thérapie » dans leurs pratiques (Ryan 1994, p. 35). Se pourrait-il que l’expression séduisante qu’est le « blâme de la victime » ait constitué un premier pas en ce sens ?

JaMonym' · Feb 19, 2021

La croyance en un monde juste

16Blaming the Victim analyse les tendances libérales à faire des pauvres des boucs émissaires ; son propos trouve un certain écho dans les recherches du psychologue social Melvin Lerner. Au milieu des années 1960, Lerner réalise des expériences confrontant plusieurs groupes à des scénarios de malheur extrême, tels que des accidents graves ou des crimes violents. Il découvre que les participants ont tendance à reporter la faute soit sur le comportement de la victime, soit sur son caractère, ce qui leur permettrait de rationaliser la souffrance endurée et d’affirmer leur foi en un monde juste. Selon Lerner, nous faisons nôtre une « illusion fondamentale » selon laquelle la vie est prévisible. Ce faisant, nous appliquons une série de principes relatifs au mérite. Le blâme de la victime nous offre la possibilité de rétablir l’ordre en expliquant ce qui est autrement inexplicable. En outre, plus nous nous identifions à la victime, ou plus nous nous sentons impliqués dans sa détresse, plus nous sommes disposés à la blâmer. Aux yeux de Lerner, l’identification procède de relations personnelles, de la perception d’une vulnérabilité partagée, ou bien d’un attachement à des personnes incarnant des vertus ou des valeurs respectées. Ainsi une femme aura-t-elle tendance à rejeter plus facilement la faute sur une femme violée qu’un homme ; tous deux seront plus enclins à blâmer une nonne catholique qu’une danseuse aux seins nus d’avoir été violée (Lerner 1980, p. 106-111 ; Lerner 1977 ; ainsi que Walster 1966 ; Shaver 1970 ; Janoff-Bulman, Frieze 1983 ; Hafer 2002).
17Les découvertes de Lerner semblent contre-intuitives. L’idée selon laquelle nous pourrions être plus réceptifs et attentifs aux besoins des moins fortunés en nous mettant à leur place a marqué de nombreuses théories politiques de son empreinte, depuis la « mentalité élargie » de Hannah Arendt (1982) jusqu’au « voile d’ignorance » de John Rawls (1971). Néanmoins, Lerner insiste sur l’idée que nous sommes particulièrement prompts « à rejeter la faute sur ceux auxquels nous tenons, à les blâmer pour ce qui leur arrive ». Nous tentons de réordonner la réalité pour ne pas avoir à les considérer comme des victimes. En dernier recours, nous concluons qu’aucune injustice ne s’est produite (Lerner 1980, p. 136).
18À l’instar de Ryan, Lerner se tourne vers la psychologie pour expliquer ses découvertes. Il avance l’idée que le blâme de la victime trouverait ses racines chez l’enfant éduqué à différer la satisfaction. Les individus s’engagent dans un « contrat personnel » (ainsi qu’il le qualifie), qui les amène à accepter une restriction des jouissances immédiates en échange de récompenses futures plus désirables ; le contrat rétribue l’effort supplémentaire tout en différant la satisfaction. La tension entre gratifications présentes et futures ne diminuant jamais totalement, l’individu qui s’investit profondément dans la rationalité du mérite en vient à accepter difficilement la preuve que lui-même (ou qui que ce soit) puisse ne pas recevoir ce qu’il mérite, ou ne pas mériter ce qu’il reçoit (Lerner 2002, p. 11-12).
19Ryan et Lerner décrivent l’un comme l’autre une dynamique psychologique par laquelle une empathie élémentaire pour les victimes pousse ironiquement des individus à les dénigrer et à justifier leurs souffrances. Leurs théories diffèrent en ce que les blâmeurs de Ryan sont des élites américaines établies, qui suivent leurs intérêts propres en rejetant la faute sur les pauvres plutôt que sur le capitalisme. Pour sa part, Lerner attribue apparemment des motivations plus bénignes aux participants de ses expériences. C’est une certaine confiance dans la justice inhérente à la vie — plutôt que les bénéfices matériels octroyés par la hiérarchie sociale, économique et politique — qui les conduit à blâmer la victime. Leur foi en la justice nourrit paradoxalement l’injustice. Néanmoins, une autre forme d’intérêt personnel motive la croyance en un monde juste : le besoin individuel de préserver la rationalité propre au « contrat personnel ».

Blâmer la victime de viol

20Au milieu des années 1970, les féministes commencent à adopter le slogan « blâmer la victime » dans leur défense des femmes violées. En accord avec l’approche défendue par Ryan, elles identifient un principe universel d’inégalité sociale (de genre), qui favoriserait à la fois la vulnérabilité des femmes et le blâme de la victime. Toujours conformément à Ryan, elles défendent l’idée suivante : un problème social (le viol, en l’occurrence) étant considéré sous l’angle de l’exception, apologues et détracteurs auraient tendance à attribuer la source du mal à un problème psychologique, à la faiblesse de caractère ou à la conduite de la victime (Weis, Borges 1975, p. 93). En conséquence, le patriarcat se manifesterait d’abord dans la menace omniprésente du viol, ensuite dans l’acte lui-même. Les systèmes patriarcaux socialiseraient les hommes de manière à les rendre agressifs sur le plan sexuel, voire en feraient des délinquants sexuels en puissance ; ils socialiseraient les femmes comme des victimes potentielles — craintives et passives sur le plan sexuel, tout à la fois avenantes et indisponibles (Brownmiller 1975, p. 309 ; Greer 1975, p. 376, 388 ; Weis, Borges 1975, p. 104-108).
21En rapprochant les mythes relatifs au viol de l’idéologie du blâme de la victime, les féministes ont pu décrire précisément de quelle façon la gravité du crime, de même que la culpabilité du délinquant, tendent à être amoindries. Non seulement la victime est perçue comme méritant d’être blâmée, mais elle est considérée in fine comme responsable des actes de ses agresseurs (Medea, Thompson 1974). À l’instar des blâmeurs de victime que Ryan voit défendre leurs privilèges en masquant leur complicité, les hommes échappent à toute responsabilité liée au viol d’une part en projetant leurs désirs sur les femmes ; d’autre part en refusant de reconnaître que « la psychologie de masse du viol » sert les « intérêts » de la « classe » masculine en perpétuant sa domination (Griffin 1979, p. 6).
22L’application du « blâme de la victime » au viol a enrichi l’expression de significations nouvelles. En premier lieu, les féministes ont cherché à établir la condition de victime de la femme violée. Si la présomption d’innocence de l’accusé constitue un principe fondamental du droit criminel américain, c’est sur la victime que se reporte l’attention dans le cas des procès pour viol, et c’est typiquement l’inverse qui se vérifie : l’accusatrice est présumée coupable jusqu’à ce que son innocence ait été prouvée. Les lois sont faites pour jeter le doute sur la sincérité de la victime, pour mettre son innocence à l’épreuve autant que pour juger la culpabilité du responsable. Les procureurs redoutent de possibles fausses accusations, bien que des décennies de recherche aient montré que seul un faible pourcentage des victimes de viol porte plainte (LeGrand, Reich 1977, p. 74).
23De surcroît, le viol est conçu à l’origine comme une violence exercée par des hommes contre d’autres hommes. Bien que le corps de la femme en soit l’objet, c’est l’homme — le mari, le père, etc., de la victime violée, ou à l’inverse un homme accusé à tort — qui en serait victime. Les lois sur le viol ont donc été instituées pour protéger l’homme en qualité de propriétaire de la femme. Jusqu’à la fin des années 1970, les victimes de viol n’étaient même pas désignées comme des victimes ; autorités et tribunaux utilisaient le terme de ‘plaignante’ (prosecutrix). Par conséquent, si l’emploi du terme ‘victime’ par Ryan pour désigner les pauvres peut sembler obscur, son application aux femmes violées est essentielle pour le combat féministe [3][3]Le statut légal de victime des femmes violées demeure contesté….
24Cette campagne menée au nom des femmes violées a inauguré une manière nouvelle de considérer les victimes de crimes. Celle-ci repose sur un principe élémentaire : les poursuites judiciaires engagées contre les coupables ne sauraient épuiser le secours que la société doit aux victimes. La reconnaissance de leur vulnérabilité a donné lieu à différents programmes et services conçus pour leur venir en aide, et leur permettre de surmonter des blessures de plus en plus comprises comme des dommages psychologiques. Les représentations touchant à la fragilité émotionnelle des victimes et au besoin d’aide qui en résulte ont ajouté des dimensions supplémentaires à l’idée de « blâmer la victime ». L’accent étant mis sur le traumatisme émotionnel enduré, ce sont les perceptions des victimes qui tendent à déterminer ce qui compte en tant que blâme. Pour les femmes violées plus que pour les victimes étudiées par Ryan, le blâme n’est pas seulement vain ou faux : il constitue un tort à part entière.
25Cette attention féministe envers les conséquences psychologiques directes du blâme de la victime de viol diffère des analyses de Ryan. En proposant une lecture psychologique du blâmeur, ce dernier ne prenait aucunement en compte l’impact du blâme sur l’état de la victime. Le basculement de la psychologie du blâmeur vers celle de la victime inaugure une approche thérapeutique différente. Dans le cas du viol, elle implique de protéger les victimes vis-à-vis de tout jugement critique — y compris leur propre jugement [4][4]Les victimes de viol sont typiquement enclines à se blâmer….

JaMonym' · Feb 19, 2021

La catalysation victimaire

26Les principes ayant guidé la défense des victimes de viol au cours des années 1970 ont considérablement influencé les sciences sociales durant cette période, notamment la victimologie. Si les populations vulnérables ont fait l’objet d’études dès l’avènement des sciences sociales modernes, le concept de victime n’est devenu un principe organisateur de l’observation scientifique et des recommandations d’ordre politique qu’au milieu du xxe siècle. L’idée d’une science dédiée à l’étude des victimes s’est d’abord imposée dans le contexte de la recherche sur le viol. L’un des fondateurs de la discipline, l’avocat Benjamin Mendelsohn, a commencé dès 1937 à rassembler des informations sur les victimes de viol dans une perspective juridique. En concluant son étude, Mendelsohn est convaincu de la nécessité d’un champ de recherche distinct de la criminologie, concentrant l’attention sur la victime. Dans son optique, une telle science doit mettre au jour et rassembler « l’ensemble des caractéristiques sociobio-psychologiques communes à toutes les victimes, [des caractéristiques] que la société désire juguler et combattre, peu importe leurs causes » (Elias 1986, p. 24). Pour inaugurer cette vaste entreprise, Mendelsohn commence par ordonner et étalonner le spectre de la « victimité » en concevant une échelle de la culpabilité des victimes ; celle-ci s’étend de l’« innocence totale » à la « culpabilité ignorée » et à la « victimisation erronée » (Schafer 1968, p. 1-6, 50-51 ; Elias 1986, p. 59 ; Scherer 1982, p. 21).
27Bien que Mendelsohn cherche alors ouvertement à fonder une science interdisciplinaire consacrée à l’ensemble des victimes, et non simplement aux victimes de crime, ses travaux et ceux du sociologue Hans von Hentig — autre fondateur du champ — ancrent fermement la victimologie dans les paradigmes de la criminologie. À l’instar de Mendelsohn, von Hentig insiste sur la réciprocité entre « l’agent et le patient » ; il envisage « la possibilité que le criminel soit victimisé », la victime pouvant tenter l’agresseur. « S’il existe des criminels-nés », affirme-t-il, « il existe de toute évidence des victimes-nées, qui se haïssent et s’autodétruisent par l’intermédiaire d’un marginal influençable » (Elias 1986, p. 45).
28Von Hentig perçoit les femmes, réputées faibles et vulnérables par nature, comme le meilleur exemple d’un groupe de « victimes-nées ». Durant les années 1940, il formule le concept de « catalysation victimaire » (victim precipitation), insinuant que la victime puisse partager la responsabilité de la victimisation avec son agresseur (Elias 1986, p. 51). L’idée selon laquelle le criminel et la victime seraient « partenaires de crime » ou (selon la terminologie de Mendelsohn) un « couple pénal » gouverne ensuite les recherches des décennies suivantes (id., p. 40). Tandis que Mendelsohn bâtit la discipline à partir de ses travaux sur le viol, le paradigme de la « catalysation victimaire » est d’abord utilisé de manière systématique dans une étude sur l’homicide, notamment lorsque la victime témoigne de tendances suicidaires — auquel cas, estiment les chercheurs, les criminels pourraient bénéficier de circonstances atténuantes (Wolfgang 1959). Le concept de catalysation victimaire nourrit l’idée que le criminel choisit sa cible sur la base de critères ou d’indices fournis par la victime en puissance, « des facteurs de tempérament » (dispositional factors) venant s’ajouter à des « caractéristiques physiques ou sociales ». En un sens, la victime est toujours déjà une victime : « l’agresseur la voit tenir ce rôle et la considère comme une cible adéquate » (Berg, Johnson 1979, p. 61-62).
29Les victimologues citent également la contribution des travaux de Stephen Schafer à la mise en place d’une autre classification pour l’étude des victimes. Publié en 1968, son livre The Victim and His Criminal (inversant le titre de l’ouvrage fondateur de von Hentig) plaide en faveur d’une catégorisation fondée sur la responsabilité des victimes plutôt que sur de simples facteurs de risques. Selon Schafer, les analyses juridiques et criminelles mettent trop souvent la causalité en avant, au détriment de la responsabilité : « Nombre de crimes ne sont pas simplement commis — la négligence de la victime, des provocations ou des actes inconsidérés peuvent les inciter. » En conséquence, il établit un lien entre le rôle joué par la victime et une « responsabilité fonctionnelle » (Schafer 1968, p. 138, 152, 4).
30L’expérience de la Seconde Guerre mondiale et l’élargissement de la jurisprudence et du droit (tant national qu’international) de sorte à inclure de nouvelles catégories de crimes — les plus célèbres étant les « crimes contre l’humanité » — ont contribué à nourrir l’intérêt pour les victimes en tant que victimes. Des démarches en vue de définir et de protéger des victimes potentielles apparaissent à cette époque sous diverses formes, qu’il s’agisse de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ou de nouvelles organisations telles que l’OMS [5][5]Organisation mondiale de la santé. et l’unesco [6][6]Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et…. Cependant, il faut attendre les années 1970 pour voir la victimologie s’organiser en discipline. Bien loin de se constituer en « antithèse de la criminologie » comme le préconisait Mendelsohn, ces études victimologiques se contentent d’imiter les travaux des criminologues. Adeptes d’une logique individualiste, victimologues et criminologues mettent en avant la perspective du criminel et, ce faisant, relativisent sa culpabilité. Dans ses applications, l’idée de catalysation victimaire semble signifier « que la victime est toujours la cause du crime », selon les termes du victimologue Menachem Amir (1971, p. 258) [7][7]Insistant sur le rôle joué par la victime, les victimologues….
31Toutefois, vers la fin des années 1970, les victimologues commencent à délaisser la collusion des victimes avec les crimes qu’elles subissent au profit de leurs besoins matériels et psychologiques. La création et la mise en œuvre de programmes d’aide à l’échelle fédérale et étatique accompagnent ce virage intellectuel — qu’il s’agisse de programmes d’indemnisation ou de restitution formelle (permettant aux coupables de dédommager leurs victimes), de programmes de suivi, ou de la création de l’Organisme national d’aide aux victimes (National Organization of Victim Assistance – nova). Le mouvement féministe a été un élément moteur du renouveau de l’intérêt politique et académique pour les victimes au cours de cette période, notamment par son action en faveur des femmes violées (Scherer 1982, p. 160).
32Parallèlement, des critiques internes et externes à la discipline commencent à viser les victimologues, accusés de braquer leur regard professionnel sur la culpabilité des victimes au point d’« av[oir] transformé la victimologie en art de blâmer » (Weis, Borges 1975, p. 230). Ces critiques encouragent un nouveau déplacement de focale. Ayant perdu sa prétention antérieure à la neutralité scientifique, la victimologie est désormais mobilisée pour assurer la « défense des victimes », selon la définition d’Andrew Karmen (1991) ; Ezzat Fattah parle, pour sa part, non sans une pointe de provocation, de « discrimination positive en faveur des victimes » (Fattah 1979).

JaMonym' · Feb 19, 2021

Couvrir de honte et blâmer, encore

33Au cours des dernières décennies, le « blâme de la victime » s’est imposé à beaucoup comme une nécessité, ne requérant ni excuse, ni alibi scientifique. La presse quotidienne, des revues, des films, des documentaires télévisés et des talk-shows, ainsi que des douzaines d’ouvrages ont mené campagne contre la « révolution des victimes », les « politiques victimaires » (victim politics), les « victimistes », les « victicrates », le « victimisme » et autres expressions ironiques construites à partir du terme « victime ». Dans la grande tradition de la complainte américaine, des auteurs tels que Dinesh D’Souza, Shelby Steele, Charles Sykes et Allan Dershowitz — pour n’en nommer qu’une poignée — se sont lamentés sur le déclin supposé de l’Amérique en une « nation de victimes », pitoyable et apitoyée sur elle-même. Peut-être ces auteurs populaires se sont-ils contentés de réchauffer des causes conservatrices bien connues, comme l’offensive contre l’État-providence ou la discrimination positive. Cependant, je soutiens que leur intérêt commun pour le vocabulaire de la victime et ses implications morales est significatif. Tous font évidemment un usage péjoratif du terme — par opposition aux acceptions antérieures. Les individus et les groupes qui revendiquent le statut de victime sont dépeints comme impuissants, manipulateurs, complaisants, sans défense, irrémédiablement dépendants, voire même comme une considérable menace envers la société.
34La stratégie anti-victimiste bâtit une ligne de front progressive. Elle soutient d’abord que les prétendues victimes seraient des imposteurs pour la plupart. Elles ne subiraient aucune discrimination et ne manqueraient de rien. Dans un second temps, les personnes vulnérables d’une manière ou d’une autre mettraient leur condition de victime à profit pour obtenir des gains disproportionnés par rapport à leurs situations réelles. Enfin, en passant outre le problème de la sincérité ou de la proportionnalité des revendications, instituer la victimisation comme caractéristique centrale de l’identité d’un groupe ou d’un individu ébranlerait son caractère et nuirait à la société. En effet, l’anti-victimiste n’adopte pas la présentation de soi du victimiste, mais le définit par une tendance à blâmer les autres (souvent la société tout entière) pour la détresse qu’il subit.
35Plutôt que de se prononcer sur la meilleure façon d’évaluer le contenu des revendications des victimes, les anti-victimistes préfèrent se concentrer sur les dimensions psychologiques des politiques victimaires, ainsi qu’ils les qualifient. Ils les perçoivent comme un état d’esprit, une affliction mentale à la limite de la névrose. Cette pathologie peut d’ailleurs être étendue à la société tout entière, puisque le soi-disant enthousiasme partagé pour la reconnaissance des victimes peut aussi s’expliquer comme une tare psychologique collective.
36La littérature anti-victimiste semble être essentiellement une réponse à l’héritage laissé par l’expression « blâmer la victime ». Charles Sykes, par exemple, s’en prend ouvertement à William Ryan, accusé d’avoir élaboré une doctrine dédouanant les victimes de leurs conduites ou de leurs choix :
37

Pour Ryan, être une victime […] signifie ne jamais avoir à présenter d’excuses, ne jamais avoir à rendre de comptes […]. Il y a toujours quelqu’un d’autre à blâmer.
(Sykes 1992, p. 106)
38Les anti-victimistes ne cherchent pas simplement à murer les victimes dans le silence, mais à juguler toute tentative d’appréhender la vulnérabilité. La préface à la seconde édition de Blaming the Victim a été abondamment commentée ; Ryan y suggère que tous les Américains, à l’exception des 5 à 10 % les plus fortunés, pourraient un jour être victimes (Ryan 1976 [1971], p. xiii-xiv). L’élargissement de la notion à une classe potentielle ne constitue pourtant en rien une promotion du victimisme, comme d’aucuns l’ont prétendu (Sykes 1992, p. 106-113 ; Downs 1996, p. 24). Jamais Ryan n’incite à ce que n’importe qui se représente en victime ; il rappelle plutôt que seule une infime minorité d’Américains sont en sécurité sur le plan économique. Associer la conscience d’une vulnérabilité matérielle à une pathologie victimiste est une tactique centrale de la stratégie anti-victimiste.
39Pour contrer le victimisme endémique, les critiques cherchent à renverser l’interdit du blâme. « Blâmer la victime est une chose on ne peut plus sensée dès lors qu’elle s’est comportée de façon stupide », déclare Camille Paglia (1992, p. 56) dans son style excessif soigneusement cultivé, à propos des cas de viol impliquant un proche (date rape). À la différence des blâmeurs visés par Ryan, les anti-victimistes blâment ouvertement la victime, jugeant sa droiture morale ou son bon sens (street savvy), à l’instar de Paglia. Ils lui reprochent sa faiblesse, plutôt que de considérer sa vulnérabilité ou de statuer sur ses revendications d’injustice. En ce sens, les anti-victimistes (conformément à Ryan cette fois) font usage du terme ‘victime’ dans le but de provoquer, avec un objectif thérapeutique à l’esprit.
40La croisade menée pour discréditer les victimes est couronnée de succès au point que même ceux dont la position de victime pourrait être reconnue d’emblée, selon les critères les plus stricts, accomplissent désormais une gymnastique langagière pour renier cette qualification. J’en veux pour preuve le cas de Nicole Barrett. Un déséquilibré l’a frappée à la tête avec un pavé de trois kilos en plein jour à Midtown (Manhattan). Elle présente désormais quatre cicatrices importantes, un enfoncement de la taille d’un cratère, à quoi s’ajoutent deux plaques de métal fixées par des vis ; elle souffre également d’importantes pertes de mémoire à long terme et de mémoire immédiate, ainsi que de dépression chronique. Néanmoins, Barrett a fièrement déclaré au New York Times « ne pas être une victime », du fait qu’elle « ne désire pas ressasser le passé » (Finkelstein 2000).
41S’il est rare de trouver des victimes auto-désignées ces derniers temps, les « survivant·e·s », en revanche, sont légions. Mêmes les professionnels de l’aide aux victimes encouragent la tendance. Une étude publiée dans le National Law Journal a ainsi montré que les travailleurs sociaux recommandent de rebaptiser les services d’aide — tels que les foyers pour femmes battues — en « agences de survie » (survivors’ agencies). Les partisans d’un tel choix décrivent cette nouvelle classification comme « moins passive, négative et incapacitante » (Chambers 1993). Comment la vulnérabilité pourrait-elle être jugulée dès lors qu’elle est discréditée comme un échec personnel, et qu’on loue à la place la capacité de survie ?

Victimes blâmeuses

42Nous avons observé jusqu’ici une attention soutenue portée à la question du blâme — passée du blâme de la victime aux victimes blâmeuses. Avec toute l’antipathie que suscite cette thématique, on peut s’étonner que durant la même période, le Mouvement des droits des victimes (Victims’ Rights Movement – vrm) soit monté en puissance, qu’il ait gagné une assise juridique sans précédent dans sa quête d’une tribune officielle offrant aux victimes la possibilité de se livrer activement au blâme. Le vrm associe les sensibilités des anti-victimistes à celles du camp adverse. Les racines politiques de ce mouvement, souvent perçu comme faisant partie intégrante de la « guerre contre le crime » menée par les conservateurs, sont effectivement confuses (Henderson 1985, 1998, 2001). Les mobilisations féministes au nom des victimes de crimes sexuels lui ont ouvert la voie en gagnant l’opinion publique sur la nécessité d’instituer des programmes d’aide et de modifier la législation ainsi que les procédures criminelles pour faire droit aux besoins des victimes. Cependant, ce mouvement privilégie une perspective plus répressive depuis les années 1990, en défendant la punition sévère et rapide des agresseurs comme le meilleur moyen de remédier aux causes et aux effets de la victimisation.
43Le vrm plaide entre autres choses pour un rôle plus important des victimes dans les poursuites engagées contre les criminels, un rôle qu’il justifie comme étant une question de droit [8][8]Le Crime Victims’ Rights Act, élément du Justice for All Act…. La déclaration des torts (victim impact statement – vis) constitue à ce jour son plus grand succès. Ces déclarations établissent un contexte formel lors des procès criminels, une fois l’accusé reconnu coupable, et avant que la sentence ne soit prononcée ; elles permettent aux victimes et à leurs familles (définies par le mouvement et les tribunaux comme des « victimes secondaires ») de détailler la peine et la souffrance qu’elles ont endurées. Si le moment et la forme sous laquelle est présenté le vis sont aléatoires (il peut s’agir d’un témoignage devant la cour, d’une déclaration écrite, d’une présentation filmée), toutes les cours d’assises étatiques et fédérales ont adopté cette procédure sous une forme ou sous une autre. Le vis trouve sa justification dans une logique tant punitive que thérapeutique. Ses partisans affirment que le système judiciaire est inéquitable, privilégiant les intérêts des accusés. Aussi présentent-ils les déclarations des torts comme une mesure vitale pour restaurer la justice, en forçant « le tribunal à revoir son point de vue, temporairement du moins, sur le coût humain du crime » (Smith, Sloan, Ward 1990). La criminalité cesse d’être entendue avant tout comme une violation des lois sociétales pour être envisagée comme une interaction entre deux individus.
44Bien que les déclarations des torts dotent les victimes de crime d’un nouvel outil pour accuser leurs agresseurs, ces témoignages orientent paradoxalement l’attention vers leur stature morale, équivalant à une autre forme de blâme (Bandes 1996, p. 395). Lorsque la question de la constitutionnalité des déclarations des torts est arrivée devant la Cour Suprême avec les affaires Booth vs. Maryland (1987) et South Carolina vs. Gathers (1989), la possibilité, inadmissible, qu’elles remettent en cause l’innocence de la victime a conduit à la décision de ne pas les retenir dans les affaires où la peine de mort pourrait être requise. Le juge Powell, résumant la position de la Cour Suprême au sujet de l’affaire Booth, s’est inquiété du fait que la seule façon pour la défense de réfuter le vis consiste à mener un « ‘mini-procès’ sur le caractère de la victime », ressemblant de toute évidence au type de contre-accusation que les avocats associent au blâme de la victime dans les affaires de viol. Cependant, individualiser la victimisation en détournant la loi criminelle de sa logique collective a précisément été le but recherché par la partie adverse dans l’affaire Booth :
45

De même que le meurtrier doit être conçu comme un individu, la victime est un individu dont la mort représente une perte sans équivalent pour la société, et notamment pour sa famille.
46En affirmant que certains précédents ont « injustement infléchi la balance », la justification du vis établit une parité douteuse entre le prévenu et la victime.
47Partisans et opposants du vis perçoivent ces déclarations personnelles comme des actes de blâme ; leurs défenseurs y voient des rituels aidant les victimes à se reconstruire sur le plan émotionnel. Le témoignage public de la victime et l’occasion qui lui est donnée de blâmer son agresseur sont censés l’encapaciter, soigner sa psyché blessée. En ce sens, le vrm est à rapprocher d’autres groupes issus du mouvement dit de « rétablissement » (recovery movement), qui conçoivent également le fait de nommer et d’accuser l’agresseur comme une étape dans le processus de réparation émotionnelle. La justification thérapeutique de la prise de parole publique de la victime est également au cœur de certaines démarches hors des tribunaux telles que celles des groupes de discussion sur les torts faits aux victimes (soutenus par des associations comme les Mères contre l’alcool au volant — Mothers Against Drunk Drivers) et les rassemblements appelés « Réapproprions-nous la nuit » (Take Back the Night), au cours desquels des victimes de crimes sexuels sont encouragées à témoigner de leurs expériences. La fréquence de tels rassemblements et l’intégration du vis aux poursuites criminelles suggèrent une évolution de la défense de la victime au cours des quarante dernières années, d’une protection vis-à-vis du blâme vers la logique thérapeutique de la victime-blâmeuse.
48L’expression Mouvement des droits des victimes imite le modèle du Mouvement des droits civiques des années 1960, bien qu’on ne sache s’il se destine à suppléer ou supplanter ses prédécesseurs — un seul mouvement des droits mettant un terme à tous les autres. Après tout, l’une des cibles prioritaires de l’anti-victimisme demeure sans conteste les efforts en vue de juguler la vulnérabilité, tels que les politiques d’allocations. Dans cette optique, les politiques progressistes reproduisent le victimisme même à défaut d’employer son langage ou de poursuivre ses buts. Embrasser la cause des victimes de crime telle que l’entend le vrm favorise les efforts anti-victimistes en vue de transformer les dénonciations d’injustice en évaluations du mérite individuel. La réification d’un certain modèle juridique de la victime de crime restreint et neutralise les revendications en limitant les remèdes aux seules actions entreprises par un État thérapeute punitif, intervenant dans un conflit entre individus.
49Contrairement aux visées collectives qui caractérisent les politiques progressistes menées au nom des populations vulnérables, l’anti-victimisme fonctionne comme un discours individualisant et atomisant, qui hèle ses sujets — ou les interpelle, comme l’aurait dit Althusser. Il met en doute leur innocence, leur stature morale et leur force de caractère tout en ignorant leur histoire et leur condition communes. Lorsque le sujet apostrophé se retourne en rétorquant : « Je ne suis pas une victime, je suis… autre chose », il ou elle est pris·e à son tour au piège du discours. On peut débattre de la valeur de techniques thérapeutiques spécifiques développées pour venir en aide aux victimes de certaines formes d’épreuves — agressions sexuelles, catastrophes naturelles ou autres expériences du même type. L’objectif de cette historicisation du blâme de la victime n’est pas de condamner la thérapie en tant que telle ; il s’agit plutôt de retracer de quelle façon les tactiques psychologisantes se substituent peu à peu au politique. La logique thérapeutique favorise le statu quo social lorsqu’elle gagne le débat public sur la vulnérabilité collective et l’inégalité systémique. En l’absence d’une prise en considération de l’inégalité structurelle, l’attention délaisse l’évaluation de conditions matérielles effectives pour se focaliser sur le caractère individuel. La lutte pour le pouvoir laisse place au développement personnel.

JaMonym' · Feb 19, 2021

Une expression malheureuse ?

50Établir la généalogie du blâme de la victime révèle comment, en dépit de ses innovations, l’anti-victimisme contemporain trouve ses racines dans les sciences de la victime et leurs appropriations par le discours populaire et politique. Dans ses premières phases, cette approche scientifique a cherché à modifier le comportement potentiel des victimes comme un moyen de prévenir le crime, y compris contre l’humanité ; depuis le milieu des années 1970, la réparation est devenue son principal objectif. Diverses pratiques régénératrices utiles ont été élaborées à cette fin. Les efforts pour venir en aide aux victimes de toutes sortes ont porté une attention croissante à la douleur psychologique résultant de la condition de victime. Simultanément, le blâme s’est vu associer une lecture psychologique ; il est perçu tantôt comme un acte agressif injustifiable ancré dans une forme de ‘névrose’ collective, tantôt comme une thérapie.
51Ryan emploie la notion de victime pour dénoncer la pauvreté. S’il déplace ainsi la focale depuis la classe productive vers ceux qui s’en trouvent exclus, il n’en demeure pas moins attaché à l’explication marxiste : le statut de victime est un statut de classe. Dans un récent entretien, il dit ressentir un certain malaise en découvrant l’application courante de sa critique à des victimes individuelles. Invité à méditer sur l’héritage de l’expression qu’il a forgée, il confesse une grande frustration face aux appropriations et aux usages du blâme de la victime à des fins qu’il n’a jamais envisagées, y compris au nom des victimes de viol. Il reconnaît avoir peut-être mal choisi ses mots, et forgé « une expression malheureuse » (Lykes 1996, p. 354).
52Comme nous l’avons vu, l’acception contemporaine du blâme de la victime doit moins à son auteur qu’à son interprétation et à son application féministes en défense des victimes de viol. Cet usage de l’expression témoigne de conceptions nouvelles des effets de la victimisation, notamment en cas de crime. La condition de victime cesse d’être prioritairement, voire même nécessairement envisagée en termes d’injustice ou de corps en souffrance ; elle devient un ravage psychologique. Aussi la critique anti-victimiste vise-t-elle davantage la variante féministe du blâme de la victime que l’approche de Ryan. C’est la subjectivité de la victime qu’elle cherche à ébranler.
53L’anti-victimisme a également investi la condition de victime de nouvelles significations, en la couvrant de honte : il s’agit d’un verbicide. Ce passage d’un verbe (‘victimiser’) à un nom (‘victime’) n’est pas sans conséquences. Nul ne veut être victimisé, bien sûr. Mais nous semblons avoir oublié que la victimisation « nous arrive ; il ne s’agit pas d’une qualité », comme l’a observé la théoricienne politique Judith Shklar (1990, p. 9). Dans le climat politique actuel, être victimisé est devenu une condition empoisonnée à tel point que les personnes en souffrance, quelle qu’en soit la raison, sont amenées dans leur quasi-totalité à nier leur condition, et renoncent de fait à demander justice à la société.
54Que ce soit sous la forme de l’anti-victimisme ou de l’expression ‘blâmer la victime’, l’idiome de la victime a connu un tournant discursif, de la politique vers la psychologie. Initialement employée pour évaluer des individus, la pensée thérapeutique colonise désormais le débat public sur des questions de politique sociale. Avec ce renversement radical, les revendications politiques sont dévalorisées, ramenées à des questions de sentiment ou d’attitude personnels — à une faute ou un défaut individuel —, ce qui a pour effet de délégitimer des solutions politiques collectives. Il devient dès lors extrêmement difficile de s’en prendre à des hiérarchies ou à des privilèges institutionnalisés, à des formes de domination systémiques ou à l’injustice sociale généralisée qui en favorise certains en en subordonnant d’autres. Après tout, qui a besoin d’être vulnérable, dès lors qu’il pourrait être autonome s’il disposait de la personnalité appropriée ?
55Avant d’adopter la vulnérabilité comme nouveau cadre pour corriger l’inégalité, nous devons être attentifs à la généalogie du blâme de la victime. Contrairement à la catalysation victimaire qui, dans les travaux des victimologues, se referme sur le blâme, la vulnérabilité se projette davantage sur une douleur possible que sur des mesures préventives. Il n’en existe pas moins un risque de voir l’attention portée à la faiblesse et la précarité ouvrir la voie au blâme de la victime, à l’instar des courageux efforts des victimologues rapidement subsumés sous de vieux paradigmes.
56Il importe tout autant de ne pas supposer que la catégorie de vulnérabilité inclue nécessairement la victimisation. En effet, l’attention envers la précarité et la possibilité d’être blessé·e (injurability) déplace sensiblement la focale de l’effectivité à la potentialité — de la blessure au blessable —, mettant peut-être en lumière une ambivalence persistante à l’égard de la victimisation. Dans Vie précaire, par exemple, Judith Butler emploie alternativement une variété de termes pour caractériser les sujets de la violence — tels que la précarité, la possibilité d’être blessé·e, ou la vulnérabilité. La victime n’apparaît dans son texte que pour signifier et remettre en cause la position politique paranoïaque de l’État-nation (Butler 2004, p. 4, 6, 10, 11, 103, 150). Butler décrit avec brio l’impératif éthique de l’Autre, une préoccupation majeure pour tous les théoriciens de la vulnérabilité. Néanmoins, elle élude les complexités de la politique — les inévitables désaccords concernant la nature des souffrances qui méritent d’être reconnues, et ce qu’implique une telle reconnaissance. Telles sont les questions politiques soulevées par la victimisation. Demander le statut de victime n’est pas une requête sentimentale pour qu’une douleur éprouvée soit reconnue ; il s’agit d’une demande de justice. Même lorsque nous nous tournons vers la vulnérabilité, il nous faut interroger le terme de victime, et résister à la tentation de l’effacer de notre vocabulaire. Ce tour d’horizon le prouve, il faut au contraire nous en ré-emparer, le redéployer : sa souillure renferme du pouvoir.

Notes

[1]
Article traduit avec le soutien de l’Institut Émilie du Châtelet.

[2]
ndt : le substantif « victimisation » (victimisation) est entendu ici par l’auteure en un sens neutre, sans aucune connotation péjorative. Il en va de même des expressions « condition de victime » et « statut de victime », par lesquelles nous traduisons (selon le contexte) le terme victimhood.

[3]
Le statut légal de victime des femmes violées demeure contesté (voir par exemple Johnson 2004).

[4]
Les victimes de viol sont typiquement enclines à se blâmer elles-mêmes (voir Fox, Scherl 1975, p. 232 ; Janoff-Bulman 1979 ; Schwendinger, Schwendinger 1983 ; Warshaw 1988, p. 56-58).

[5]
Organisation mondiale de la santé.

[6]
Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.

[7]
Insistant sur le rôle joué par la victime, les victimologues mobilisent une variété d’autres termes, au nombre desquels la « responsabilité », la culpabilité (culpability ; guilt), l’« assistance », la « provocation » et le « blâme » (Ellenberg 1955 ; Reckless 1967, p. 142 ; Schultz 1968, p. 135 ; Jeffrey 1971, p. 208-209).

[8]
Le Crime Victims’ Rights Act, élément du Justice for All Act datant de 2004, définit les droits de la victime de crime dans le cadre des poursuites judiciaires criminelles à l’échelle fédérale. Près des deux tiers des États ont validé des amendements modifiant leurs constitutions afin de garantir les droits de ces victimes.

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D’une vulnérabilité qui n’ose dire son nom

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